« Vous vous teniez sans doute du côté opposé, près de la fenêtre, je ne sais plus au juste »
Entretien réalisé dans le cadre l’exposition éponyme « Pas tout à fait vides, peut-être juste impossibles » qui a eu lieu à L’ahah #Moret à Paris, du 27.04 au 18.05 2024 et de l’édition de la première monographie de l’artiste.
Pensée comme une archive ouverte, cette édition bilingue français et anglais, dont l’exposition à L’ahah #Moret, Paris du 27.04 au 18.05.2024 a matérialisé le premier chapitre, est vouée à s’augmenter au fil des expositions.
Cette édition est composée de deux livrets réunis dans une jaquette embossée : le premier, monographique, se lit de gauche à droite, et le second, dédié à l’exposition personnelle éponyme de l’artiste, se lit de droite à gauche.
Diane Der Markarian : Ce projet d’exposition est né d’une conversation que nous avons eue sur la sensation de « déjà-vu », étrange et captivante à la fois, que tout un chacun peut vivre. La référence au film L’année dernière à Marienbad du cinéaste français Alain Resnais (1961), dont un extrait donne le titre à cet entretien, est rapidement apparue. Maintes caractéristiques de ce film se retrouvent dans ton travail : la répétition, lancinante dans le film, le déjà-vu précédemment évoqué, l’abolition des frontières spatiales et temporelles, les échos, les fragments, parmi d’autres. Pourrais-tu revenir sur celles-ci en regard de ton travail et de cette exposition ?
Sophie Blet : Nous aurions aussi pu commencer cet entretien avec La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski (1991) ou encore avec Persona d’Ingmar Bergman (1966), qui explorent chacun l’histoire d’une double existence, à travers la sensation étrange d’un déjà-vu, interrogeant ainsi la notion d’identité et laissant entrevoir l’idée d’un autre à soi, d’une vie et de son double, d’une vie et de son esquisse. C’est aussi le possible effacement d’un être dans un autre. Je pense ici au terme japonais Omote :
« Il y a une propension affirmée à concevoir le monde comme un ensemble de façades (omote) changeantes et réversibles. Le terme Omote signifie à la fois visage et masque, le même et l’autre. »
Le sens de l’espace au Japon, Augustin Berque avec Maurice Sauzet, éditions Arguments, 31/12/1999
Cela amène pour moi une fluidité entre les êtres et les substances et la question de leur représentation.
Dans l’exposition, on pourra voir un fragment d’un détail d’une peinture de Vermeer dans lequel on voit une fenêtre ainsi qu’un léger voile flottant sur celle-ci. Ce détail, qui retient toute l’attention dans le tableau sur l’air et la lumière – et qui a déjà accompagné d’autres de mes expositions – introduit à la fois l’ouverture et le doute. Il pourrait matérialiser le reflet d’une fenêtre qui serait présente aujourd’hui – dans l’espace – et dont la vue sur le dehors nous est empêchée ; cette ouverture pourrait aussi refléter tout à fait autre chose ; la fenêtre initialement peinte par Vermeer reflète-t-elle encore quelque chose aujourd’hui ?
Ce reflet, ce quelque chose, nous est rendu par la fixité de la peinture ou de la photographie, mais n’est plus identique ; paraît différent, peut-être déformé à la manière dont fonctionne la mémoire, ou à la manière d’une persistance rétinienne.
Dans L’année dernière à Marienbad, le temps qui se déroule entre les choses devient indiscernable, si inextricable que l’on ne sait plus bien si c’est du présent qui passe ou du passé qui subsiste et se stratifie, ni qu’elle aurait pu être la version authentique de la situation. Cela semble fonctionner comme une remémoration à vide. C’est avec cet espace hypothétique, ce doute et ces temporalités multicouches que je travaille. Il s’agit souvent de temporalités autres, qui ont subi une distorsion, sont potentielles, possibles ou désajustées et peuvent faire naître la suggestion de durées auxquelles nous n’avons pas ou plus accès. Je me suis longtemps intéressée à la cosmologie dont les recherches actuelles esquissent l’idée, que peut-être, le temps, n’existerait pas, et que notre sensation d’écoulement, correspondrait en réalité à notre façon de regarder et de percevoir, de même que le cinéma donne – à partir d’images fixes – l’illusion d’une continuité, d’un début et d’une fin.
C’est ce que j’ai tenté de pointer dans cette exposition, en travaillant à des frictions entre les matériaux et états (comme la cire en regard du métal, le reflet en regard de l’objet, le reflet en regard du faux-reflet…), en présentant des doublures et fausses symétries, dans la perspective de dérouter l’idée d’unicité des choses et d’un début ou d’une fin ; et venir in fine constituer les éléments d’une scène transitoire, de micro-entropies ou formes en devenir, parfois sur le seuil de l’existence et du visible.
DDM : Le choix du titre d’une exposition est toujours un exercice complexe auquel nous n’avons d’ailleurs pas échappé. Nous avons hésité entre deux choix : Pas tout à fait vides, peut-être juste impossibles titre de l’exposition, et Faux-reflets. Je me souviens qu’au premier avait été préféré le second au début. Cela avait coïncidé à une expérience vécue dans ton atelier avec les lames en cire de l’œuvre L’ombre blanche (2022), je te cite : « Un matin, en entrant dans l’atelier, il y avait une lumière assez belle dessus, qui formait en ombre leur négatif. […] Je me disais que ça pourrait être intéressant de travailler là dessus aussi. De travailler avec la transparence, les reflets, la projection de leurs ombres, imaginer des faux-reflets…Comme une mise en abîme des choses, où les choses, démultipliées, pourraient tout aussi bien s’évanouir.»
SB : Oui, le temps que les objets passent à l’atelier, à se sédimenter et à éprouver la cohabitation avec d’autres matériaux et avec d’autres phénomènes est très important pour moi. C’est ce qui m’amène à travailler les espacements, les écarts que je pourrais qualifier de degrés d’existence : du minimum vers le rien ou du rien vers le ténu, l’existence des choses en creux, le négatif des choses, ou leur absence ; à réfléchir à la façon dont les choses apparaissent à notre perception. L’expérience sur laquelle tu reviens fait partie de ces moments d’observation et d’une longue série de reflets et de faux-reflets que je tente de saisir ou de déplacer. Si un reflet ne peut exister que tant que l’objet est présent devant la surface de représentation, dans cette série de faux- reflets, des reflets de mes objets et installations sont photographiés, réimprimés et enfin replacés entre deux verres en décalage de l’objet qui n’est plus présent, ou l’est mais dans une autre configuration. Le faux-reflet se confond alors avec le reflet présent et continue de réfléchir un état des choses qui n’existe plus ; fait tenir ce qui ne devrait plus être, venant à la fois nier le mur sur lequel il repose tout en donnant une épaisseur au présent. C’est pour moi ce possible, cet écart qui donne une épaisseur au temps.
C’est aussi la question de la bordure des choses, du cadre, de la représentation, de la représentation de la représentation.
Dans le titre que nous avons finalement choisi, il y a tout ce paradoxe entre le vide, ou l’espace vide, qui ne l’est peut-être pas exactement, et d’un vide laissé par la coupure entre les objets laissant envisager un état des choses interrompues, qui pourraient ne pas être.
[…]
DDM : L’on retrouve la dimension labyrinthique du film de Resnais : ces allées et venues qui deviennent incessantes, à la fois confuses et plus claires. Là, se saisit quelque chose de primordial quand on fait face à tes œuvres : le fait que pour s’ancrer, trouver un repère, il faut mettre de côté le connu et accepter la désorientation. Cela peut paraître paradoxal mais c’est nécessaire pour appréhender ton travail. La répétition permet ainsi de créer une nouvelle forme en conférant à tes œuvres une dimension performative.
SB : J’essaie de créer un espace qui serait comme une frontière, où l’on doit toujours se tenir entre instauration et dissolution du sens et du visible. Dans notre quotidien, les repères, et points d’ancrages paraissent assez fixes, c’est ce qui nous permet de poursuivre nos vies avec une certaine confiance dans la stabilité des choses. Pour moi l’exposition est l’endroit où tout ceci peut basculer, où la désorientation, le désordre dans les choses, le vertige, ou l’errance dans la compréhension permet d’être débarrassé d’un savoir et d’une reconnaissance à priori, et permet tout simplement de suggérer d’autres manières d’interpréter le monde.
Je suis assez fascinée par ces moments où les choses déraillent, même légèrement.
C’est ce qui m’intéressait déjà dans les erreurs de langage et les écarts de pensées et ce qu’amène aussi cette permanente sensation de déjà-vu ou de fausse reconnaissance dans le film d’Alain Resnais, la possibilité d’un désajustement, et finalement d’une liberté dans ce que peut être le réel, d’interroger les endroits où les choses fuient, sortent d’un système de reconnaissance, et deviennent peut-être aberrantes.
Mais cela a aussi, il me semble, un rapport à l’oubli. J’ai été très marquée par un film de C. Guerra, L’étreinte du serpent (2015), dans lequel un chaman se voit dédoublé dans le temps mais aussi dans sa présence au monde – sous la forme d’un chullachaqui.
«Un chullachaqui on en a tous un.
Un être identique à soi, mais vide, creux. Un chullachaqui n’a pas de souvenirs.
Il erre à travers le monde,vide.
Comme un fantôme dans le temps, sans temps.»
Extrait d’un dialogue du film
J’ai trouvé très belle et très forte cette idée que chacun de nous coexiste avec une image ou une version creuse de nous-mêmes, et que celle, censée aboutie, complète et attentive, peut céder la place à une forme d’oubli, d’enveloppe creuse par rapport au monde dans lequel nous vivons. Comme si nous étions sans cesse basculés entre une forme d’attention et une forme d’oubli de ses qualités, de notre ancrage en son sein, de sa nature. C’est ce dont parlait Augustin Berque à propos de l’»acosmie» qui est une sorte d’abandon, une forme d’amnésie et de scission de l’humain avec l’univers qu’il habite.
DDM : Tu te décris avant tout comme étant une sculptrice, cependant la peinture est également un médium que tu utilises. Dans l’exposition, tu présentes des peintures de la série Dissoudre-Coaguler (2021-…), réalisées à partir d’impressions jet d’encre et peinture à l’huile d’images de ciel transférées sur des plaques de laiton. Comment celles-ci s’ajustent avec le reste de tes œuvres ?
SB : J’ai toujours eu le désir de composer mes expositions avec différents niveaux et registres de réalité, du plus abstrait et mental au plus concret, immédiat et proche de nous, comme peuvent l’être des images de ciel. Dans cette série, il s’agissait pour moi de donner corps à une vision de l’espace en strates, en tranches minces qui peuvent se superposer, se frôler ou se retourner. Ici, les images s’établissent dans un espace intermédiaire, où la surface, montrant accrocs et raccords, demeure hésitante, entre la matière noire huileuse et le fond doré évoquant l’espace infini des tableaux de la Pré-Renaissance. Elles font se télescoper et chevaucher plusieurs plans contigus, parfois les redoublant, les inversant ou les retournant, et laissent imaginer une texture du temps non linéaire, peuplée de déjà-vus, de doubles, de latences et de points aveugles.
DDM : Dans ta précédente exposition : Du muable (2023) – qui fait d’ailleurs penser à la première idée de titre d’exposition « Faux reflets » – tu as introduit un nouveau médium dans l’espace d’exposition : la bibliothèque en tant que meuble et support. Mais peut-être avant tout, la bibliothèque comme lieu de centralisation de plusieurs éléments disparates qui, assemblés, créent de nouvelles perspectives et exercices de pensée : la boîte, le récipient : contenant-contenu ; le moule, le plâtre, le calque : les matières que tu utilises ; et enfin, les mots, le langage. La bibliothèque deviendrait presque une synthèse de ton travail.
SB : C’est un système qui me permet de créer de multiples échos entre le travail conscient, déterminé et achevé, et un état des choses qui est de l’ordre du désir, parfois de l’inconscient, pas tout à fait saisissable et encore irrésolu. La bibliothèque, qu’elle soit déployée au sol ou sous forme d’étagère, est un espace qui pourrait être infini, dans lequel le texte et les objets peuvent se déployer tout comme se replier sur eux-mêmes, se retrancher dans leurs contenants, apparaître dans la transparence d’une strate de papier ou demeurer à la surface d’un moulage de boîte, comme le serait à un moment précis un flux de conscience. C’est à mon sens comme la mise en architecture d’une pensée dans un registre littéraire dont les éléments se rassemblent dans un dispositif toujours autre. Comme une remise en circulation infinie des choses, dans la façon dont fonctionnent l’intuition et la mémoire. J’ai beaucoup pensé à la Boîte Verte (1934) de Marcel Duchamp, c’est une œuvre qui m’a énormément influencée dans cette pratique d’une écriture architecturée. Je trouvais fascinante l’idée que peut-être cette boîte et son contenu dépassent probablement l’objet dont elle parle, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), tout comme les pensées sur, essais, tentatives inabouties, tentatives de descriptions, moments de solitude ou au contraire de lucidité face à l’œuvre, font partie d’une activité qui compte au moins tout autant que l’œuvre achevée.
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